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L’œuf de la jument
Neuf des Vazdru la courtisèrent, disait-on. L’on dit aussi que le dernier des neuf fut le Prince Hazrond.
De tous les Vazdru, après Ajrarn, les histoires révèlent que Hazrond était de cette fabuleuse compagnie le plus beau, le plus éblouissant et le plus exceptionnel.
Il se tenait donc dans la cour de sa maison de platine à Druhim Vanashta, sous la terre, parfaitement conscient de tout cela, et il méditait. Parmi les arbres couleur d’agate de la cour, se trouvait un bassin à l’eau froide et verte, et Hazrond pouvait y faire apparaître des images des terres du dessus. Dans celles-ci, c’était une nuit de pleine lune et, comme pour tous les démons, le clair de lune terrestre tendait à inspirer Hazrond. Il quitta bientôt la cour et son palais, traversa les magnificences de la ville démoniaque, passa sous ses tours de cristal, de cuivre et d’acier, ses minarets d’argent, ses fenêtres de corindon et sortit, grâce à une cheminée volcanique, à la surface du monde.
Courtiser Ajriaz, fille d’Ajrarn, Prince des Démons, Maître de la Nuit, avait été aussi inévitable pour les Vazdru que l’était le lever de la lune sur la terre. Ils devaient la séduire parce qu’elle avait été créée et qu’elle existait. L’un après l’autre, ils lui firent alors des avances avec toute leur fierté et leur splendeur ; l’un après l’autre, elle les repoussa. Cependant, toutes les offrandes qu’ils lui avaient apportées (moins pour lui plaire que pour manifester leur propre valeur), joyaux incroyables et jouets ensorcelés fabriqués par les Drin, gisaient à l’abandon sur le seuil de sa porte. Ou s’étaient retrouvés jetés dans une rage Vazdru sur les boulevards de la Cité de la Déesse, d’où se répandaient de grands dégâts. Mais, en ce qui concernait son présent, la semence d’un raisonnement pervers s’était enracinée dans l’intellect de Hazrond. Ils m’ont comparé à son père, lui dit son raisonnement. Je dois donc, tout comme l’a fait son progéniteur, créer un hybride merveilleux, un monstre exquis, tout comme elle, et le lui donner. Car, par là même, il pourrait à la fois la louer et l’insulter, dichotomie des plus séduisantes pour un Vazdru.
La nuit était jeune, à peine adolescente. Elle s’étira en souriant au-dessus du ciel et contempla Hazrond en tenant dans sa main le miroir argenté de la lune.
— Est-elle aussi belle que toi, cette Ajriaz ? demanda Hazrond à la lune. Ou bien ne mérite-t-elle pas son nom ?
Car il n’avait jamais vu celle dont il désirait faire son amante.
En se promenant dans les ténèbres, méditant sous l’inspiration de la lune, il arriva dans une vallée enfoncée entre de hautes montagnes où paissaient des chevaux sauvages. De temps à autre, des étalons se combattaient, ou bien ils couraient par deux d’un bout à l’autre de la vallée.
Si un mortel s’était approché, ils se seraient enfuis, ou ils l’auraient attaqué, car ces bandes étaient aussi fières que des lions. Mais quand le Vazdru marcha parmi eux, ils levèrent leurs têtes qui semblaient aussi franchement découpées que celles de pièces d’échecs et le contemplèrent du lac de leurs yeux. Certains le suivirent. L’un d’eux était une magnifique pouliche, noire comme la nuit. Hazrond la remarqua et s’arrêta.
Les chevaux de Terre Inférieure, noirs comme la nuit la plus noire, avec une crinière et une queue bleu nuit, étaient les chéris de leurs maîtres. Ils pouvaient courir sur n’importe quel terrain, en dessous, en dessus et même sur les eaux. Par leur beauté et leurs proportions, ils étaient sans égal. Pourtant, lorsque le regard de Hazrond se posa sur ce cheval terrestre, il vit aussitôt que c’était une célébrité de l’espèce, une déesse parmi les juments. Il tendit donc la main et lui dit des mots doux ; elle s’approcha aussitôt et posa la tête sur son épaule.
Un Eshva l’eût couronnée de fleurs, eût bondi sur son dos et l’eût chevauchée toute la nuit. Mais un Vazdru devait d’abord appeler des Drin pour que soient fabriqués un harnachement, une selle et une bride pour le cheval... et il ne l’eût point montée personnellement, mais donnée à quelque mortelle qui lui plût.
Hazrond dit à la pouliche :
— Je t’ai regardée courir, ma belle, avec les ailes de la nuit. (Et la semence du raisonnement bourgeonna.) Accompagne-moi. Je ferai de toi une légende de ta race.
Il quitta donc la vallée et la bande de chevaux, et pénétra dans les boulevards des montagnes. Elle le suivit, par-dessus les roches et parmi les plantes minces qui poussaient là, à travers les gradins de hauteur et de temps, et ils finirent par atteindre un plateau.
Au-dessus, de trois côtés, s’élevaient les pics les plus élevés, presque aussi symétriques que des flèches. C’était un lieu pour les aigles. Et Hazrond, prononçant ou chantant certaines expressions en Langue Supérieure utilisées par les Vazdru dans leurs sortilèges, façonna une sorte d’impulsion qu’il projeta parmi les pics. Ceci accompli, il attendit. La jument, ensorcelée par sa présence et sa brève caresse, demeurait sur le plateau à une centaine de pas, immobile comme une pierre.
Finalement, un bout de nuit s’éleva du troisième pic ; le plus haut. Il fit un cercle, cherchant le soleil peut-être, avant de tomber dans l’air, obéissant à un nouvel appel encore moins résistible.
Le Vazdru tissa alors un charme, fait de voix et de souffle, de pouvoir et de volonté. Il borda le plateau et plut dessus comme l’eau dans les vallées. Les créatures vivantes en furent électrifiées. Les herbes ouvrirent leurs bourgeons, les rongeurs détalèrent dans les salles de leurs cités de pierre... le surplus de magie déborda et les oiseaux des niveaux inférieurs se mirent à chanter et redevinrent silencieux, pris d’une terreur révérencielle. Les bandes de chevaux furent aussi troublées et s’enfuirent sur les pâtures de ténèbres. Cela atteignit le fond de la vallée, s’enfonça dans la terre pour étonner vers et scarabées avant de disparaître.
Mais, tout en haut sur le plateau, le lac de magie se forma et s’amassa, et à travers ses courants, sans se libérer, la jument noire virevolta et galopa, l’aigle noir couché sur elle... et, sur un ultime mot du Vazdru, ils ne firent qu’un.
Peut-être la jument eut-elle l’impression qu’elle était saillie par le souffle d’ébène du vent de la nuit. Peut-être l’aigle crut-il aussi s’accoupler avec cette force puissante qui emplissait tout le jour ses larges ailes et le portait dans les airs. Mais pour Hazrond, qui contemplait leur union, ils n’étaient qu’une seule créature aux quatre pattes, vitesse noire portée sous deux flammes noires qui battaient et tournoyaient. L’emblème de ce qui devait naître de ceci : un cheval ailé.
Le grand plateau fut son enclos, fermé par des poteaux et des chaînes complexes fabriqués par les Drin. L’herbe poussait épaisse et les trèfles crémeux jaillissaient pour elle, les arbres laissaient tomber leurs fruits, hors saison, pour tenter sa bouche de velours. Les femmes Eshva étaient les servantes de cette princesse-déesse des chevaux. Elles la calmaient et lui donnaient leur amour sans loi ; elles lui tressaient des guirlandes de pâquerettes violettes et, lorsqu’elle le permettait, entremêlaient leurs animaux favoris qu’étaient les serpents argentés ivres d’amour à leurs noires crinières et à la sienne.
En regardant profondément en elle, elles distinguaient, sous la peau, dans la cage formée par son bassin, un symbole comme écrit en lueur d’étoiles sur la rose de ses entrailles. Elle avait été saillie par sorcellerie et par sorcellerie son corps devait apprendre à retenir et donner vie à la merveille anormale qui se produisait en lui.
Les semaines passèrent. La jument marchait lentement, d’un pas apparemment sans résolution, comme elle.
Elle se fit lourde. Elle s’allongea sur le flanc sous les arbres en sentant l’approche de la douleur, le tigre, et regarda fixement de tous côtés. L’après-midi s’embrasa. Le soleil saigna. Le crépuscule étancha le ciel et, comme les premières étoiles y apparaissaient, les étoiles blanches des Eshva se tinrent sur le plateau. Elles insufflèrent leur haleine dans les naseaux de la jument en travail et posèrent sur ses yeux leurs mains semblables à des feuilles. Elle s’endormit et ne sentit aucun mal ; bientôt, sans peine, prudemment, un terrible objet glissa hors du labyrinthe de sa mécanique charnelle. C’était un énorme œuf ovale, de la teinte d’une ardoise polie, lisse comme le marbre, aussi brûlant à toucher qu’un charbon ardent.
Deux Drin descendirent sur le plateau, leur hideur répugnante encadrée par la beauté de sable héraldique de leurs cheveux bouclés, portant des lanières et des ornements dorés incroyablement travaillés. Ils traînèrent dans un sac la clôture déracinée. Ils apportèrent un harnais d’acier noir incrusté de diamants noirs.
Les Eshva s’écartèrent. Elles s’appuyèrent les unes contre les autres, pareilles à des tiges frêles, se regardant dans les yeux pour éviter de contempler les Drin qui leur blessaient la vue.
Les Drin claquèrent des lèvres, rien de plus. Tous étaient commissionnés par Hazrond. Les deux nains se saisirent de l’œuf et le placèrent tout doucement dans le harnais en veillant à ne pas se brûler les mains. Puis ils disparurent avec lui, quittèrent le plateau en s’enfonçant dans le sol. L’œuf, ensorcelé et marqué du sceau de Hazrond, sa propriété, put les accompagner, à travers les barrières, le sol, le psychosme et dans les profondeurs.
Les Eshva restèrent à consoler la jument endormie, elles lui peignèrent la crinière, la guérirent de leurs attouchements et de leur présence. Lorsque le soleil se lèverait, elles auraient disparu ; elle, se retrouvant libre, se secouerait, se précipiterait d’un bout à l’autre du plateau et se roulerait comme une jeune pouliche dans les trèfles en train de faner. Après quoi elle trouverait un chemin la conduisant jusqu’aux vallées où elle se mettrait en quête de tribus de chevaux. Ceux-ci, malgré, ou en raison de la senteur vif-argent de démons attachée à elle, la prendraient parmi eux. Elle redeviendrait une goutte dans l’océan des troupes, dont les marées balayaient, dans leur vol terrestre, les chenaux infinis des prairies. Elle connaîtrait le poids des étalons, la compagnie de leur race, les saisons des intempéries et de l’âge. Elle serait à jamais bréhaigne.
Dans une pagode de platine en dessus de la cour de Hazrond aux arbres couleur d’agate, reposait l’œuf de la jument. Il se trouvait dans le berceau du harnais. Parfois, il se balançait un peu. Il émettait une chaleur continue, qui devenait de plus en plus intense à chaque seconde qui s’écoulait. L’air voisin de l’œuf crépitait et brillait.
Les Drin s’en occupaient avec un certain malaise, sinon avec terreur. Ils redoutaient ce qui se trouvait à l’intérieur. Ils redoutaient que ce qui se trouvait à l’intérieur ne déplût à Hazrond. Il venait sans cesse les interroger. Il apportait des baguettes de jais, d’ivoire et de fer bleu, et il tapotait la coquille. Il apporta même une fois une baguette à la pointe dorée, et lorsqu’il eut fini de s’en servir, il la jeta loin de lui dans une colère allergique.
Les Drin observaient l’œuf, le cajolaient, se morigénaient et chacun préparait des histoires sur la négligence des autres gardiens, au cas où l’œuf s’avérerait mort-né.
Dans la ville démoniaque, cependant, une clique particulière de huit princes se rencontra dans un jardin d’onyx et discuta de Hazrond et de son secret de manière caustique.
— C’est un fou. Il ne devrait pas ignorer notre exemple, ce magnifique.
— Même Ajrarn le Magnifique, murmura un autre, manque de jugement.
Car il régnait alors vis-à-vis d’Ajrarn de mauvais sentiments parmi les Vazdru, en rapport avec son obsession pour les aventures avec les mortels. Mais, lorsque ces paroles furent prononcées, les buissons d’onyx se ratatinèrent et s’aplatirent sur les pelouses et les princes s’enveloppèrent dans leurs manteaux, se séparèrent et s’éloignèrent à grands pas.
Un matin (du moins était-ce le matin en haut, sur le monde), l’œuf se fissura... et explosa ! Des éclats s’envolèrent dans toutes les directions et les Drin, piqués et coupés, plongèrent en couinant sous les bancs de platine.
Lorsque le dernier bruit de coquille qui tombait eut cessé, les Drin ressortirent en rampant. Le Prince Hazrond se tenait à la porte. Ses yeux étaient écarquillés.
Les Drin, avec beaucoup d’appréhension, regardèrent dans la même direction que lui.
Malgré l’éruption, la moitié de la coquille d’œuf demeurait intacte dans le harnais et il venait d’en émerger une créature qui n’était pas plus grosse qu’un chaton. C’était une miniature, le plus minuscule des poulains, parfait sur tous les plans... mais avec une pellicule argentée sur les yeux car, comme tous les chevaux nouveau-nés, il était encore aveugle. Sur le dos, ressemblant aux moignons d’un poussin, deux petites ailes humides.
Hazrond eut un sourire. Son sourire pénétra dans la pagode comme le clair de lune, ou une musique.
Les Drin coururent et portèrent le prodige sur un coussin jusqu’à Hazrond. Il le caressa d’un doigt. La créature frissonna, une étrange radiation invisible s’échappant de son corps. Il était d’une chaleur vibrante face à la conscience du démon. Tout à fait satisfait, il s’en fut en fendant les rangs des Drin aplatis.
Tandis que les nourrices Drin baignaient le bébé dans un bol argenté en babillant à son adresse, comme des parents très fiers, elles entendirent alors d’étranges bruits de grattements derrière elles, en provenance de la demi-coquille.
— Il y a encore quelque chose là-dedans.
— Y en aurait-il deux ? Une double excitation pour le princier Hazrond.
Elles se hâtèrent d’aller voir.
Et voici ce qu’elles virent : au fond de la coquille brisée, en partie submergé sous les débris, se débattait un horrible petit cauchemar. La jument noire avait donné naissance à des jumeaux, qui ne se ressemblaient pas. Le premier était tel que l’avait désiré Hazrond. Le second était un sinistre avatar joué par le corps de la jument à l’encontre de ce désir.
Sa noirceur était son unique prétention à la beauté. C’était aussi une petite bête noire, une sorte de cheval sans queue qui avait quatre griffes et des pattes emplumées qui étaient plus celles d’une volaille que d’un aigle. Mais il avait bien une tête d’aigle et un bec qui lâchait un hennissement bêlant lorsqu’il s’ouvrait...
Touchés par la honte, les Drin reculèrent d’un bond. Ils étaient assez hideux pour trouver la hideur blessante.
— Le tuerons-nous avant qu’il le voie ?
Hazrond était assez beau pour trouver la hideur presque aussi blessante qu’eux.
— Rien ne meurt ici. Impossible.
— Chassons-le donc. Jetons-le au fond d’un abîme.
Ils tombèrent d’accord et tirèrent au sort pour savoir à qui échoirait cette irritante tâche. Il y eut bagarre lorsque le perdant contesta. Finalement, l’un d’entre eux s’avança, prit entre le pouce et l’index l’abomination brûlante, la fourra dans une bourse sans se préoccuper de ses cris et se hâta d’aller s’en débarrasser.
Ceci fut réalisé quelque part à l’extérieur de la cité de Druhim Vanashta, dans une vieille carrière où les Drin venaient parfois chercher des diamants.
L’horreur fut précipitée dans un puits abandonné et laissée à miauler et griffer faiblement la pierre du bec et des ongles.
Le temps passa alors sous terre et, dans les cours secrètes de Hazrond, le cheval ailé grandit. Il n’avait pas de sexe, car, du fait de sa nature (magique, hors nature), il avait la fonction de tout ce qui est hors nature et n’avait nul besoin de se reproduire. Pourtant, il était d’une telle beauté ensorcelée que son aura se glissait hors de la demeure de Hazrond. Parfois, l’on entendait, sorti de quelque nuage invisible, le bruit de mille plumes très haut dans le ciel sans ciel.
Dans la carrière hors de la ville, l’autre bête, le second jumeau de l’œuf, habitait incognito, mangeait la poussière de pierre et buvait l’humidité des pierres. Tout le pays étant enchanté, cette nourriture était suffisante. Mais il ne grandissait pas. Son cœur s’était fané et ne le lui permettait plus. Il n’avait aucune vie de société. Une fois, un insecte scintillant atterrit, mais se hâta de redécoller en découvrant le monstre qui l’observait.
Quelques Drindra vinrent à passer en ce trou pour une raison qui ne peut être qu’obscure, si elle existe, car les Drindra, les plus bas des Drin, étaient généralement déraisonnables. En écumant la carrière, ils tombèrent donc sur la petite bête noire.
— Mais, il est mal fichu, dirent-ils en battant de la queue et en le fixant de leurs gros yeux de chiens ou de grenouilles (car ils prenaient la forme chimérique de mélanges d’animaux, sans oublier l’humanité).
Ils se saisirent donc du monstre, qui avait essayé de s’enfuir, effrayé, et lui firent des mamours, le caressèrent, le palpèrent, jusqu’à ce qu’il soit presque mort d’angoisse. Puis, comme ils montaient sur le monde pour faire des bêtises à l’appel d’un magicien, ils emportèrent leur découverte.
Il monta donc sur terre dans un grondement de torrents magiques... et, alors qu’ils payaient en jacassant, les Drindra le laissèrent tomber sur le flanc d’une colline.
Le second enfant de la jument chut parmi les piquants vertigineux du monde. La lune le frappa comme une épée. Il gisait dans une vallée obscure parmi d’énormes cailloux. Un hibou survola la nuit comme la frange blanche d’une vague. Le monstre se cacha.
Le quartier de lune avait un éclat voyant et toute la nuit les chouettes chassèrent, jusqu’au coucher de la lune. Le ciel devint alors transparent. Le soleil le perça de ses rayons. Les éperviers emplirent le ciel.
Les pierres du monde n’étaient pas nourrissantes et les épineux ne donnaient qu’une boisson amère.
A la fin, le ciel se congestionna et lumière et éperviers s’enfuirent.
Le monstre sortit d’entre les piquants. Le paysage était gigantesque au point de ne rien signifier, pourtant un rêve d’eau le hantait. Le ciel était désormais noir. La rosée dégoutta dans le petit bec sec.
Un grand-duc se pencha très bas mais s’écarta en jugeant que la petite créature maladroite n’était pas assez bonne pour son ventre. Dans un fourré, un renard claqua les mâchoires, puis, difficile, écarta son museau : pas assez savoureux pour son dîner, ce poulet parfumé au cheval.
Le monstre trouva un étang pareil à un océan. Comme il y mettait le bec, une carpe noire monta à la surface et le considéra de ses gros yeux. Le long de la rive, des graines étaient enfouies dans la vase. Le monstre les mangea.
Allongé, abasourdi, il ne réfléchissait ni à la satisfaction de ses besoins, ni à l’absence de celle-ci. Il n’avait pas de philosophie personnelle.
Au matin, les oies brunes descendirent en bande jusqu’à l’étang et considérèrent l’enfant de la jument.
— Quelle sorte de canard est-ce là ?
— Ce n’est pas un canard. Il ne peut se joindre à notre pieuse compagnie.
— Pinçons-le ! Chassons-le !
C’est à ce moment qu’apparut la jeune fille aveugle qui possédait les oies et qui venait les nourrir.
— Silence ! Quel tintamarre. Vous n’avez pas honte ?
Les oies n’avaient pas honte, mais elles firent semblant, par pure politesse. Elles comprenaient assez bien le langage humain qu’elles entendaient depuis leur éclosion, et elles savaient fort bien que leur maîtresse aveugle ne saisissait pas grand-chose de ce qu’elles disaient. Elle les nourrit toutefois.
— De quoi s’agit-il donc ? Qu’avez-vous découvert ?
La jeune aveugle s’agenouilla et attrapa l’enfant de la jument avant qu’il eût pu s’enfuir.
— C’est un oiseau, un oiseau bizarre... il n’a pas d’ailes. Oh, pauvre petit oiseau.
Et fait, la jeune fille aveugle n’avait jamais vu d’oiseau, ni autre chose en ce monde, car elle était née sans la vue. Mais son père et sa mère, avant de mourir, lui avaient expliqué tout ce qu’ils pouvaient et elle connaissait beaucoup de choses d’après leurs descriptions. Par exemple, si elle avait pu toucher un éléphant, elle aurait pu dire de quoi il s’agissait. Parce qu’elle était aveugle, peu fortunée et une simple fille sans beauté, elle ne s’était pas mariée, mais ses parents lui avaient laissé un toit et un lit, ainsi que trois arbres fruitiers, un jardin d’herbes aromatiques, une chèvre et l’étang pour les oies.
— Pauvre oiseau. Tu es un curieux oiseau, dit la jeune aveugle en prenant le monstre dans ses bras et en caressant le petit corps au manteau de feutre et la tête doucement emplumée. Les petites serres acérées restèrent immobiles sur sa paume et ne l’égratignèrent point, et le bec en corne s’écarta uniquement pour pousser son ridicule petit hennissement.
— Vraiment, tu chantes curieusement !
Mais elle emporta chez elle l’enfant de la jument, lui fit un nid de roseaux secs près de l’âtre et lui donna à manger de la nourriture pour les oies mélangée à du lait chaud.
— Tu seras mon oiseau domestique et tu me garderas, dit-elle car elle était emplie d’affection et d’humour. Tu dormiras sur mon oreiller, mais si tu ne fais pas attention à tes griffes, nous aurons des mots. Et je t’appellerai « Pioupiou ».
Tout fut donc arrangé entre eux : l’enfant monstrueux de la jument devint Pioupiou et son oiseau familier, il dormait sur l’oreiller de la jeune aveugle, il déambulait dans la chaumière et la suivait quand elle nourrissait les oies ou trayait la chèvre, de telle sorte qu’il fut accepté, et que même les oies disaient « Voilà Pioupiou » et ne lui jacassaient plus après.
Les choses continuèrent donc de la sorte pendant plusieurs mois.
La région se tournait alors vers l’hiver ; les vents froids soufflaient et le givre mâchait les feuilles sur les arbres. Les oies glissaient sur l’étang gelé, atterrissaient bréchet bas et croupion haut en feignant de l’avoir fait volontairement jusqu’au moment où la jeune aveugle venait leur briser la glace. Un matin, alors qu’elle était ainsi occupée, un homme se glissa près de la chaumière.
C’était un itinérant, mais il avait entendu dire qu’il vivait par ici une femme aveugle et seule, et il avait pensé pouvoir en tirer quelque chose.
De la sorte, il se trouvait déjà dans la chaumière et examinait les lieux lorsque la jeune fille rentra avec Pioupiou sur les talons.
— Qui est là, fit-elle.
— Seulement moi.
La jeune fille sursauta. Elle n’avait auparavant entendu qu’une seule voix d’homme dans cette maison, celle de son père. Cet homme n’avait pas la même.
— Que veux-tu ici ?
— Eh bien, ça dépend de ce que tu voudras me dire.
— J’ai bien peu de choses, mais si tu as besoin...
— Oui. J’ai déjà bu tout ton lait, tant je suis dans le besoin. Mais j’ai mis le fromage et le pain dans mon sac, pour mes besoins à venir. Tes pommes et tes coings ne me disent rien, alors tu peux les garder. Mais j’ai surtout besoin d’une gentille fille sympathique. Je sais que tu ne vois rien, mais je suis un beau gars. J’ai déjà eu des filles plus belles que toi, mais tu feras l’affaire aujourd’hui.
Le gel de la journée sembla emplir la fille dont le cœur s’arrêta de battre. Elle n’avait aucune arme, pas même ses yeux, pour l’aider. Elle savait fort bien qu’il pouvait faire ce qu’il désirait et que si elle tentait de résister il risquait d’ailleurs de la mutiler ou de la tuer. Elle émit malgré elle un petit son, qui parcourut l’air de toute sa terreur et de toute sa colère brûlantes.
— Qu’est-ce que c’est que ça, à tes pieds ? fit-il comme il enlevait sa ceinture. Une poule noire ? Je déteste la volaille, sauf quand elle est dans mon assiette. Chasse-la. Sinon, j’emporterai une ou deux oies en partant. Maintenant, mets-toi sur le lit.
— Pas sur le lit, dit-elle, et ses yeux aveugles versèrent des larmes. Mon père l’a fabriqué et ma mère y est morte. S’il le faut, par terre, alors.
Elle s’allongea et, bien que cela fût inutile, elle détourna la tête. Ce fut alors qu’elle entendit un juron brutal, un cri...
Elle resta allongée et écouta, car il haletait et marmonnait loin d’elle.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Si tu dois me violer, fais-le tout de suite.
Mais les déglutissements et les halètements continuèrent, et elle sentit alors une odeur chaude et enflammée, qui sembla saturer la chaumière et la faire trembler. Puis il y eut un claquement sec, comme un bout de fer qui heurte le sol. Puis... puis elle entendit un hurlement strident et rauque... comme un étalon qui hennit, ou un aigle en colère qui crie... qui la fit se précipiter dans le coin de la cheminée où elle resta tapie.
Quant au visiteur, il était parti. Hurlant, gémissant tour à tour, ayant abandonné sac, ceinture et pantalon, il filait sur la boue glacée, sous les arbres fruitiers, dispersant les oies sans le moindre regard en arrière, fuyant à toute allure en ne montrant que ses fesses jaunes.
Les oies et la chèvre retournèrent vers l’étang et regardèrent, non pas dans la direction du fuyard, mais vers la maison.
Est-ce là Pioupiou ?
Car, s’encadrant dans la porte de la chaumière désormais trop petite pour elle, se dressait une créature immense et terrible, un cheval noir de dix-neuf mains de haut, sur deux gigantesques pattes d’aigle noir, avec une tête d’aigle géant où flamboyaient les fournaises de ses yeux. Elle les foudroyait du regard et, de son bec, pendait une touffe de poils (ceux du voleur) qu’elle cracha proprement dans une mare.
La lumière et l’ombre se replièrent alors dans la porte. La créature redoutable avait disparu. Il n’y avait plus que Pioupiou qui trottinait sur le sol de la chaumière.
Il avait découvert sa propre magie, le second enfant de la jument. Son cœur ratatiné avait bourgeonné. Il pouvait grandir, mais en un seul instant... puis il redevenait petit.
Il frotta sa petite tête ailée contre la main de la jeune aveugle. Elle le prit sur ses genoux et pleura sur son dos. Il le supporta, mais ses serres cliquetèrent sur sa jupe en lui disant sur un air de reproche :
— Pourquoi pleurer ? Je t’ai sauvée.
— Qu’a-t-il pu se passer ? demanda-t-elle à Pioupiou, à la pièce, au monde. Une protection que m’aurait laissée mon père ? Cela se peut-il ? Ou serait-ce la compassion des dieux ?
Pioupiou se fit un nid dans la jupe et, plaçant sa tête sous une aile inexistante, s’endormit, satisfait de sa bonne action.